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Bouclez-là !

vendredi 29 novembre 2013

Bouclez-là !

"Comment le gouvernement d’alors, tout primitif qu’il ait été, a t’il pu permettre aux gens de vivre sans une règle analogue à nos tables, sans promenades obligatoires, sans avoir fixé d’heures exactes pour les repos ? On se levait et on se couchait quand l’envie vous en prenait et quelques historiens prétendent même que les rues étaient éclairées toute la nuit et que toute la nuit on circulait (...)
N’est-il pas absurde que le gouvernement d’alors, puisqu’il avait le toupet de s’appeler ainsi, ait pu laisser la vie sexuelle sans contrôle ?N’importe qui, quand ça lui prenait... C’était une vie absolument a-scientifique et bestiale (...)
Comment pouvait-on parler delogique gouvernementale lorsque les gens vivaient dans l’état de liberté où sont plongés les animaux, les singes, le bétail ? Que pouvait-on obtenir d’eux ?"

Evgueni Zamiatine, Nous autres, 1920.

Citoyens,

A partir du 1er juin 1991, la ceinture de sécurité sera obligatoire sur les chaises de bureaux, de salons, de cuisines et de salles à manger. Seront exemptés les sièges de bureaux des cadres supérieurs des divers services publics et ceux des fonctionnaires de police, mais pas ceux des salles d’attente de ces services publics. En effet les statistiques prouvent que nombre d’accidents graves et parfois mortels sont dus à des chûtes provoquées par l’imprudente décontraction que provoque l’absence de ceintures sur les sièges des entreprises et foyers français.

L’état, qui ne peut laisser s’abîmer aussi bêtement les forces vives de la nation a donc décidé de jouer son rôle de protecteur des citoyens contre eux mêmes et d’imposer le port de la ceinture à toute personne en stationnement, même de courte durée, sur un siège. Tout contrevenant sera passible de peines pouvant aller jusqu’à l’internement en cellules privées de sièges et de couchettes, où il devra se tenir debout pendant la durée de sa condamnation. Toutefois, ces mesures ne sont pour l’instant qu’un pis aller visant à freiner la tragédie des accidents de sièges (et nous sommes tous dans le bain !). Les services des ministères concernés étudient pour un proche avenir divers formes de camisoles qui devraient réduire encoreplus les risques.

Vous trouvez ça délirant ?

Mais, "citoyens", vous avalez sans broncher le fait qu’on vous annonce le port obligatoire de la ceinture à l’avant et à l’arrière de vos véhicules ; que l’on vous dise comment vous et vos enfants devrez vous tenir dans un espace où l’on ne cesse de vous dire que vous êtes chez vous (avec cette délicatesse dont témoignait bien la publicité diffusée il y a quelques années par une marque d’automobile qui,montrant un petit cadre coincé derrière son volant, annonçait : "Vers 18 h 30,vous méritez bien 2m3 de confort" !)

Mais de quoi pourriez vous vous plaindre vous qui reconnaissez toujours plus à l’état ce rôle de papa décidant de ce qui est bon et mauvais pour vous ; qui n’avez de cesse de tendre vos fesses implorantes à ce père fouettard contre lequel vous grommelez ensuite honteusement derrière les urnes par lesquelles vous lui abandonnez le pouvoir de décider de vos vies ? Contre quoi pourriez vous protester ? Vous êtes ici en "démocratie" et non dans un de ces pays totalitaires où chaque aspect de l’existence est réglementé par décret autoritaire, tombant sur les citoyens sans qu’ils aient été consultés.

Alors, bouclez-là !
Et laissez nous châtier ces marginaux qui demandent insolemment ce qu’à bien pu devenir le libre citoyen rêvé par nos ancêtres, maître de son destin et choisissant les risques auxquels il expose sa propre vie.

Vous savez bien que l’état et ses experts sont plus qualifiés que vous pour choisir les risques auxquels vous devez être exposés. Demain, ils vous imposeront peut être d’aller crever dans le Golfe pour protéger leurs magouilles financières et essayer de désarmer le dictateur sordide qu’ils ont équipé hier de leur technologie meurtrière, ou bien ils vous feront péter une de leurs centrales nucléaires à la gueule en vous assurant que c’est sans danger. Mais, aujourd’hui,il s’agit de protéger la viande à machines et à canons que vous êtes contre la tendance qu’elle aurait à s’abîmer toute seule, d’une manière non rentable, en croyant pouvoir se permettre une relative liberté de mouvement. Il s’agit de menotter tout ce qui pourrait bouger ailleurs que là où on lui dit de "faire" et d’effacer définitivement de l’esprit des hommes le détestable programme qui a perturbé l’ordre social il y a quelques années : Vivre sans entraves.

Citoyens, bouclez-là !

Gédicus.
Reproduit (partiellement) dans Mordicus N° 3,mars 1991.

Ce texte ironique serait aujourd’hui presque obsolète tant les camisoles en tous genres se dont installées depuis, des caméras aux portiques de sécurité, des cartes à puce aux contrôles biométriques, faisant un régner un "ordre" bien plus subtil dans sa conception et sophistiqué dans ses moyens que ceux imaginés par Zamiatine (Nous autres), Orwell (1984) et Huxley (Le meilleur des mondes).