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Garde à vue

mercredi 4 décembre 2013

On n’existe vraiment que vu par d’autres hommes. Le désir d’être visible est un désir humain, un désir de société (dans certaines sociétés primitives on punissait les individus qui avaient fauté en les traitant comme si on ne les voyait plus, en les rendant invisibles, "morts").

En ôtant de plus en plus leur consistance aux individus, en les rendant de moins en moins maîtres de ce qu’ils font, de leurs choix, de leurs désirs, en ne faisant d’eux que des mannequins de catalogue et des robots exécutants de labeurs insensés, l’ordre social régnant accentue leur sentiment de n’être rien, leur désir d’être reconnus comme existants, leur envie d’être vus et de se voir vus. C’est ainsi que s’accélère la précipitation vers l’image, le film, preuves qu’on existe. C’est ainsi que s’installe la complicité des spectateurs avec le processus spectaculaire. On se rue sur la perche tendue par les fabricants de visibilité, par les marchands d’individualité. On se photographie, on se filme, et on tend le cou pour être saisi par la caméra derrière la "star", on tue père et mère pour être invité à se faire maltraiter à la télé.

On essaie de fixer chaque moment d’une vie qui échappe d’autant plus qu’elle est bien peu l’œuvre de ses auteurs, dans l’espoir de lui donner du contenu. Déjà, dans la vie quotidienne, chaque geste banal devient prétexte à sa consommation quasi instantanée dans la représentation. On se filme ensemble autour du gâteau d’anniversaire et on le mange en regardant le film qu’on vient de faire. Le point extrême de ce processus avait été exposé, il y a déjà vingt ans, par une publicité montrant un couple assis sur un canapé regardant la télé qui les montrait ... assis sur un canapé. La vie n’est plus une succession de moments pleinement goûtés (Dans leur douceur ou leur aigreur), c’est une incessante quête de moments à enregistrer, qui sont déjà souvenirs en idée avant d’avoir été vécus.

Les images n’ont jamais été des témoins très fiables. L’histoire fourmille d’exemples de trucages à des fins manipulatrices : Photomontages Versaillais (dès le début de la photographie !) pour discréditer les Communards, Staliniens pour faire disparaître la vieille garde bolchevique liquidée, mises en scènes filmées comme documentaires, "actualités" trafiquées ou fabriquées de toutes pièces, * etc. Aujourd’hui, les fabricants d’images disposent de techniques plus efficaces pour abuser l’œil : le clonage virtuel, qui consiste à numériser une forme humaine ainsi que sa voix. Le clone ainsi obtenu pouvant ensuite être animé à volonté.

La tromperie par l’image est donc désormais possible à un niveau jamais atteint auparavant. On peut aujourd’hui réviser des faits et en donner une version filmée plus conforme à ce que l’on souhaite sans que l’on puisse s’apercevoir du trucage.
Cela signifie la fin de la crédibilité pour toute image : comment, pour ceux qui n’auront pas vu une action, accorder foi au "documentaire" prétendant en témoigner, plutôt qu’à un autre, contradictoire ? Cela sera impossible.

Ainsi, même si le mensonge n’est pas cru, la défiance que l’éventualité qu’il puisse exister aura suscitée produira tout de même un effet pervers : ne disposant plus de moyens de distinguer le vrai du faux en matière audiovisuelle, les individus -déjà fort déboussolés par la mitraillette des "infos" tirant en rafale pour qu’ils n’aient pas le temps de réfléchir- auront encore plus de mal à se faire une opinion et à prendre parti. Leur capacité d’agir sans ordre ou contre les ordres sera fortement amoindrie. Et la résignation, liée au sentiment d’impuissance devant le pouvoir de ceux qui disposent de tels moyens, augmentera ses ravages déjà copieux.

Dans un tel contexte, qu’espérer de bon de la télé, capable d’aider les hommes à changer le monde ? Bien peu.

Cela ne tient pas à la machine. Cela tient à ceux qui tiennent la machine. La télé, comme bien d’autres écrans, pourrait sans doute être un excellent instrument de communication pour un mouvement social qui voudrait l’utiliser ainsi. Mais il faudrait pour cela d’abord briser ses chaînes, ainsi que celles qui lient les hommes le cul dans leur fauteuil devant elle au détriment de leur vie. Et cela ne peut aller sans en briser bien d’autres, à commencer par celles qui sont dans les têtes.

Gédicus
Publié dans Mordicus N° 9, avril 1993

* Le livre de Larry Beinhart, Reality show (American Hero) d’où fut tiré le film Des hommes d’influence (Wag the dog) de Barry Levinson (1998) décortique brillamment ce procédé. C’est de la "fiction" mais que la réalité a déjà dépassée. On lira aussi avec profit le livre de Noam Chomsky, La fabrication du consentement (Manufacturing consent). - Note de 2013.