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Lettre ouverte à un journaliste

samedi 15 février 2014

Lettre ouverte à Mark Leroy-Beaulieu, journaliste à Ouest-Franz

Il convient à un étranger à la coterie médiatique de vous féliciter pour le soin que vous avez apporté, dans votre article du 27 août 1992, à l’explication des raisons ayant pu pousser des allemands à attaquer des foyers d’immigrés.

A première vue, en effet, un spectateur inattentif aurait pu conclure de ces attaques ponctuées de slogans contre la « racaille métèque » et de saluts nazis qu’elles étaient la manifestation du racisme le plus puant et le plus haïssable. Mais vous avez su intelligemment relativiser un tel jugement hâtif et montrer à vos lecteurs que « plutôt que de résurgence du nazisme, il faudrait sans doute mieux parler de xénophobie ordinaire » (1), en disant par quoi cette xénophobie peut se justifier.

Car il fallait bien le dire, et vous l’avez fait, ces métèques si méchamment traités l’avaient tout de même un peu cherché par le fait d’être ce qu’ils sont : « des gens qui ne possèdent ni les mœurs ni la couleur de peau des allemands » et pour avoir cru, malgré cela, qu’ils pourraient trouver dans ce paradis démocratique et marchand un refuge.

Quoi ? Ces étrangers ne sont pas venus en Allemagne en mobil-home avec douche, chauffage et TV couleur ! Ils s’entassent dans des foyers (2) ou dorment à la « belle étoile » (sic) lorsque ces foyers sont pleins et « les buissons leur servent de latrines ». Quoi ? Ils n’ont pas leur boeing privé avec chiottes en platine, condition minimale à remplir pour un étranger qui ne souhaite pas être refoulé. Quoi ? Ils « allument des feux de camps sur la pelouse » quand ils sont contraints de dormir dehors, c’est-à-dire qu’ils osent faire, par nécessité vitale, dans la froide Allemagne, ce que les touristes allemands font par plaisir sur les plages des pays du sud qu’ils envahissent le mark à la main et le braillement à la gueule. Quoi ? Ils « ne connaissent guère l’usage de la poubelle » et le montrent dans un pays qui sait si bien garder son gazon propre en exportant ses saletés vers les décharges étrangères des pays pauvres. Quoi ? N’ayant pas le droit de travailler -et constituant ainsi une réserve de main d’œuvre corvéable à merci pour les négriers du travail au noir industriel- ils se débrouillent pour survivre tout de même, « traficotent et chapardent » gênant ainsi les gens bien plus que les vols et trafics à grande échelle des hommes d’affaires et d’État.

Quoi ? Ils n’admettent pas de se contenter de ne pas mourir de faim ou de froid. Ils veulent en plus essayer d’acquérir un peu de cette abondance clinquante qui les nargue et qui s’est construite en bonne partie sur leur appauvrissement et leurs souffrances.(3) Quel déplorable esprit d’entreprise ! Pour qui se prennent-ils : pour des gagneurs ?

Salauds de pauvres ! On leur donne un bout du doigt qu’on leur a coupé et ils veulent toute la main !

Et, en plus, ils « font du bruit (…) jouent de la guitare », chantent aussi probablement (Au lieu de bramer le Horst-Wessel lied). Voilà bien le comble : ils ne font même pas profil bas. Ils ne rampent pas en silence comme il sied aux esclaves auxquels on daigne jeter un os. Ils ont la pauvreté tapageuse.

Voilà bien des raisons susceptibles d’irriter l’allemand commun : le pauvre grugé par les patrons de l’économie et de l’État ; parqué dans une vie de merde au nom du progrès qui est surtout celui du compte en banque de ses maitres. Ce pauvre, qui a bien des raisons d’être fâché mais qui est aussi trop désemparé ou trop trouillard pour s’en prendre aux véritables artisans de sa misère, il faut bien trouver quelques moyens pour que la bombe de son exaspération se décharge sans s’avérer dangereuse pour ceux envers lesquels elle devrait l’être. Quelle meilleure méthode pour cela que le bon vieux truc l’incitant à prendre pour bouc émissaire les étrangers, c’est-à-dire : ni les touristes japonikons, ni les sous-JR-IBM-Mac Do, mais ces fuyards de la désolation qui en nombre croissant prennent au mot le baratin droit-de-l’hommeux et les promesses paradisiaques des États nantis ?

S’en prendre à l’étranger, au pauvre métèque, voilà pour le pauvre autochtone un moyen de se défouler sans trop de risques ; un moyen de se soulager les nerfs à la mesure d’un courage de mauviette. Voilà une carotte pourrie plus facile à attraper que les manipulateurs qui la brandissent.

Et voilà, aussi, une croisade que l’on peut comprendre et faire comprendre lorsqu’on est employé à la propagande des mensonges régnants dans un pays tel que la France, tout aussi menacé que l’Allemagne par les conséquences révoltantes de son progrès dévastateur.

Car, en France comme en Allemagne, le mécontentement croissant des citoyens (4) ne doit pas menacer les privilèges des aristos républicains. Il vaut mieux que leur colère se tourne contre le pauvre d’à côté, le pauvre bronzé, le pauvre qui cause pas comme nous, le pauvre qui boit du thé à la menthe au lieu de bière, etc. Il vaut mieux que cette colère soit tentée de se changer en Führer, comme au bon vieux temps de Dachau et de Drancy (5) plutôt que de soutenir une révolte sauvagement républicaine contre tous ceux qui s’approprient le droit de décider de l’organisation de la société.
Une telle orientation présente en outre un avantage certain pour les démagogues démocrates : elle nourrit, en réflexe, le sursaut d’autres pauvres refusant de broyer du noir pour sortir de la grisaille. Et ce sursaut, habilement aiguillé sur le rail électoral, se traduit par un blanc seing renouvelé à ces démocrates sur le trône qui se présentent -c’est d’ailleurs le seul argument qui leur reste- comme dernier rempart contre la barbarie fasciste.

Il n’est donc pas mauvais qu’un salarié de la fabrique d’opinions tel que vous donne des arguments à la xénophobie d’ici en parlant de celle des voisins, et absolve ainsi par avance ceux qui seraient tentés de s’y livrer.

Suivant cette logique, vous avez donc su bien faire ce sale boulot. Il eut été dommage de ne pas saisir l’occasion de vous en féliciter.

Gédicus
Le 21 vendémiaire an 200 de la république flouée.

(1) Toutes les citations entre guillemets sont extraites de l’article de Mark Leroy-Beaulieu paru dans Ouest-Franz le 27 août 1992.

(2) Mot abusif -caractéristique du vocabulaire inversé du discours spectaculaire- pour désigner ces casernes où l’on parque ceux qui, précisément, n’ont plus de foyer.

(3) Ce n’est un secret pour personne, pas même à Ouest-Franz (Voir, par exemple, l’éditorial du 10-11 octobre 1992) : La richesse économique allemande –comme celle de quelques autres pays- doit beaucoup à l’exploitation éhontée du tiers-monde (y compris celui du sud de l’Europe), de ses ressources et de la force de travail de ses peuples. Elle doit beaucoup à l’asservissement de nombreux pays de la planète à l’ordre économique imposé par les seigneurs de l’Allemagne et de ses pays partenaires qui, en prime, y alimente les guerres et les équipe de sa technologie de pointe dévastatrice et meurtrière.

(4) Ah ! Ah ! Ah !

(5) Lire : Maurice Rajsfus, Drancy, un camp de concentration très ordinaire. Ed. Cherche-Midi.