Accueil > Gênes, état de piège > Gênes, état de piège.

Gênes, état de piège.

mercredi 7 mai 2014

Tout l’art de gouverner revient pour le chef d’Etat à donner à entendre qu’il est un Yahvé tâchant à organiser une cité harmonieuse alors qu’il utilise son serviteur policé pour maintenir la disharmonie qui l’a porté au pouvoir.
Bernard Thomas (Les provocations policières - 1972)

Au lendemain d’une manifestation où leurs soudards ont tué, cogné et torturé, que font les huit Gangsters qui gouvernent le monde ? Ils dénoncent comme responsables des affrontements ceux des manifestants qui ont résisté à leur état de siège dictatorial. C’est-à-dire qu’ils désignent comme responsables de la mort de Carlo Giuliani... ce même Carlo Giuliani et ses camarades de combat !

La ficelle est grosse, mais elle appartient aux classiques instruments de la roublardise gouvernante. Elle se résume à ce constat fortement teinté de menace : Si les gens ne s’opposaient pas à nos diktats, ils ne risqueraient pas de prendre des coups.

Honte à qui trouve cette argumentation digne d’être écoutée. Honte, plus encore, à qui la répercute servilement, telle la valetaille « journaliste » l’amplifiant sur ses tams-tams assourdissants.

Les responsables des affrontements de Gênes et de leur résultat tragique sont les seigneurs de la planète qui lâchent leurs sbires armés dans les rues pour protéger les bunker-palaces où ils tiennent leurs réunions contre les légitimes manifestations de protestation de ceux qu’ils maltraitent. Les responsables de la mort de Carlo Giuliani et des blessures infligées à des centaines d’autres sont ces agresseurs de l’humanité qui, au nom du marché roi, ne cessent de l’asservir, l’insulter, la frapper, la détruire. Ce sont ces casseurs de vies qui sacrifient au culte de la « rentabilité » pécuniaire des millions d’êtres humains et la planète elle même. Ce sont ces provocateurs de colères qui jouent avec les feux qu’allument les révoltes contre leurs ignominies, afin que leurs embrasements mêmes leurs soient utiles.

En appelant leurs opposants à isoler les violents et les extrémistes , ils montrent à la fois leur inquiétude devant une rébellion qui progresse, et leur foi dans leur capacité à gruger une fois de plus leurs sujets en leur tendant la perche truquée du « dialogue ». Utilisant le désarroi et l’inquiétude suscités par les affrontements chez les manifestants qui ne les avaient pas imaginés, ils essayent, au moyen d’une très ancienne méthode, de faire reculer la révolte en l’affaiblissant par la confusion et la division.

Honte à qui marcherait dans la combine ! Honte à qui reprendrait ce discours captieux au nom d’une contestation « respectable » et se prêterait aux concessions qu’ils demandent, qui se résument ainsi : Nous voulons bien condescendre à feindre d’écouter vos griefs, à condition que vous les formuliez à plat ventre.

S’il est vrai que l’usage de la provocation est depuis longtemps une arme policière courante pour déstabiliser les rebellions, il n’en est pas moins vrai que les colères que cette provocation infiltre pour tenter de les manipuler et de les dévoyer ont leurs raisons d’être, que ceux qui s’insurgent contre les méfaits de ce monde gagneraient à entendre, au lieu de se rallier à leur diabolisation. Décrire ces colères comme les manifestations d’un désarroi aveugle équivaut à les diminuer. Elles sont bien aussi, souvent, la manifestation d’une lucidité qui fait défaut à de moins irrités protestataires. Un mécontent est un pauvre qui réfléchit, disait Talleyrand, cette merde dans un bas de soie. Certains de ces coléreux sont des mécontents ayant déjà fait l’expérience des différentes techniques des pouvoirs en place pour calmer les révoltes et les étouffer, et qui ne veulent plus se laisser « pacifier » par la carotte ou le bâton. Ils savent que ça ne sert à rien de demander au pouvoir d’être plutôt comme-ci ou comme ça, dit, à leur propos un sociologue. Sur ce point, au moins, ces révoltés sont plus lucides que d’autres. Et ces autres devraient, sur ce point, au moins, leur prêter attention. Que leur colère puisse être dévoyée par des manipulations sachant facilement l’exciter n’enlève rien à la vérité qui la fonde : ils ont peu d’illusions sur la nature de ce monde et l’immensité des saloperies qu’il génère, c’est ce qui les énerve. Et, plutôt que de s’en affliger, il conviendrait de s’étonner qu’il y ait encore si peu de gens que ce monde révolte ainsi : rageusement.

Carlo Giuliani était visiblement de ceux-là puisqu’il est mort en attaquant la police. Qui veut réellement lui rendre hommage doit l’admettre. Ceux qui se l’approprient comme « martyr » de leur cause tout en crachant sur ce Black block auquel il était mêlé se comportent en sordides charognards. Ils insultent sa mémoire en insultant ceux qui sont comme lui et que la police n’a pas encore tués. Qu’ils ne feignent pas l’affliction. Ils l’utilisent sordidement.

Certes, le militantisme qui, à la manière du Black block, ritualise cette colère et l’empêche de devenir plus intelligente en l’exaltant comme seule forme de lutte possible, l’affaiblit plus qu’il ne la sert. Il la lance sur le terrain du seul affrontement militaire, celui où les flics sont le plus à l’aise, et fait de son « vandalisme » (spontané ou orchestré) le repoussoir facile dont ceux qui veulent modérer la rébellion peuvent user comme d’un épouvantail pour inquiéter les révoltés moins agressifs et les rallier à des « solutions » plus molles. Comme le notent des anarchistes qui ne sont pas Black bloqués : La croyance en le mythe violence = radicalité participe à susciter un faux clivage qui va fractionner les gens et rendre service à tous ceux qui ont intérêt à susciter la division (Globalisation du Roquefort, Courant Alternatif N° 111). Il est évident que ce ne sont pas des « bastons » rituels avec les flics et des vitrines cassées et des banques brûlées qui pourront suffire à changer un monde, c’est-à-dire en construire un autre. Mais, traiter ceux qui se « déchaînent » de cette manière, comme des auxiliaires de police, c’est marcher à fond dans ce que veulent les chefs d’orchestre de la provocation : couper la rébellion de ceux qui y sont les plus déterminés, l’enfermer dans les doléances flasques et les « protestations » impuissantes où elle se noiera, comme furent noyés bien d’autres auparavant.

Il faut toute la naïveté d’apprentis insurgés, démunis de toute mémoire historique, pour croire qu’une révolte aura une chance d’être considérée avec bienveillance par ceux contre lesquels elle se dresse parce quelle se refuserait à recourir à des méthodes pouvant les inquiéter. L’histoire prouve tout le contraire : Jamais un pouvoir en place n’a cédé sur l’essentiel sans y avoir été contraint. Jamais il n’a accordé de modifications décisives de l’organisation sociale sans que celles-ci lui aient été arrachées. L’aristocratie n’a aboli les privilèges que parce que la Bastille était prise, que les châteaux brûlaient, et qu’il fallait, note Chamfort, désarmer la vengeance d’un peuple échappé tout à coup de ses chaînes (Tableaux historiques de la Révolution française, 1792). En 1848 ce sont les insurrections populaires qui ont apporté les républiques. Et le mouvement ouvrier n’a obtenu que par une dure lutte ces « acquis » sociaux qu’il perd à toute vitesse aujourd’hui. Les maîtres du monde, à toutes les époques, ont toujours résisté sans douceur à ce qui mettait en doute leur pouvoir, comme en témoigne l’écrasement de nombreuses tentatives de changement de société. Pourquoi en irait-il différemment aujourd’hui où ils se sentent forts d’un arsenal répressif administratif et technologique considérable et où seule une infime partie de leurs « sujets » remue un peu sous le joug ?

À Gênes, les manifestants ont pu faire l’expérience de cette machinerie répressive à l’œuvre, en tâtant des matraques d’une police qui avait visiblement pour instruction de cogner fort pour faire peur, et qui l’a fait avec joie. Car il faut avoir la douteuse naïveté des leaders du Forum social pour affecter de croire que la police n’aurait pas chargé les manifestants si le Black block ne l’avait pas « provoquée ». L’attitude des carabiniers bastonnant allègrement des manifestants pacifiques, loin des lieux où agissaient les vandales désignés comme étant du Black block (parmi lesquels l’école Diaz, théâtre d’un massacre policier immonde) montre que, si c’était pour eux un prétexte, il était bien mince et que s’ils n’avaient pas eu celui-là, ils en auraient trouvé un autre. En fait, ils étaient lancés pour faire leur métier : cogner, et ils l’ont fait avec d’autant plus de détermination qu’ils se savaient couverts, comme d’ailleurs bien d’autres de leurs homologues dans de nombreuses situations semblables de par le monde, depuis Göteborg jusqu’à la Kabylie, et aussi d’autres plus banalement quotidiennes comme ces " bavures " devenues ordinaires en France.

Certes, aujourd’hui, confronté au tollé que suscite leurs exactions et embêté que son opposition en profite, le gouvernement italien feint de s’inquiéter des « excès » de sa police. Il trouvera sans doute quelque bouc émissaire à sacrifier pour calmer l’indignation et reconstruire au plus vite des rapports de confiance entre la police et la société civile comme le demande le syndicat CGIL. Mais c’est bien parce qu’il a voulu cette violence qu’elle a eu lieu. Car on ne met pas des troupes sur le pied de guerre pour s’étonner ensuite quelles la fassent. On ne joue pas à provoquer le feu (comme l’ont fait les policiers « casseurs » en civil) pour s’étonner qu’il brûle. Et l’on ne lance pas des hommes armés de flingues dans des affrontements sans avoir supputé l’éventualité qu’ils s’en servent. Peut-être que les ordonnateurs de ce minable machiavélisme auraient préféré que ce soit un flic qui se fasse tuer par des manifestants. Cela aurait mieux justifié leur sanglante répression. Mais qu’ils aient calculé cela ou non ne change rien au fait qu’ils ont délibérément excité à la bagarre et en sont responsables. Leurs hommes de main n’auraient pas bougé si eux, les caïds, ne l’avaient pas voulu.

Par ailleurs, à voir ce qui s’est passé, on ne peut s’empêcher de se dire aussi que les cognes auraient peut-être eu plus de difficultés à taper dans le tas s’ils avaient trouvé en face d’eux des gens un peu plus déterminés à leur résister. Car, tout de même, 15 000 flics pouvant sans mal rentrer dans le lard de 200 000 personnes : il y a de quoi plastronner dans les commissariats transalpins ! S’ils ont pu le faire c’est parce qu’ils n’ont trouvé, en majorité, en face deux que de naïfs non-violents. Et c’est à l’aulne de cette défaite que les pleurnicheries « pacifistes » doivent être mesurées.

La non-violence comme forme de combat devient vite, face à un adversaire déterminé, une fabrique à martyrs (c’est pourrir beaucoup) : les moutons allant d’eux-mêmes à l’abattoir. À Gênes, les apôtres de cette non-violence ont leur part de responsabilité dans les mauvais traitements qu’ont subis les manifestants. En flattant l’idée que cette non-violence pouvait suffire (le comble étant atteint par les Tute Bianche organisant un assaut.. désarmé !), en ne préparant pas les manifestants à l’éventualité de la confrontation, ils ont envoyé au casse-pipe des gens démunis de tout moyen de défense, proies faciles pour les cogneurs. Entendre ensuite ces leaders Si peu prévoyants accuser les « anarchistes » dans leurs rangs d’être cause des coups que les manifestants ont reçus donne envie de gerber. Comme si ce n’étaient pas les flics qui avaient cogné. Comme si ce n’était pas ces flics qui méritent la haine et non les « anars » !

Mais que croyaient-ils, ou qu’essayaient-ils de faire croire, ces leaders pleurant que leur « lutte » a été déconsidérée par les violents qu’ils qualifient si facilement d’anars ? Qu’une manif non agressive aurait emporté les réticences des huit gredins à écouter leurs doléances ? Qu’il aurait suffi que les manifestants posent leur cul devant les grilles de la Zone rouge pour que ces canailles, cédant à cette « pression » insoutenable, leur accordent gain de cause ? S’ils sont sincères, ils font preuve d’une stupéfiante méconnaissance du monde où ils vivent et du cynisme intégral de ceux qui le dirigent.

Susan George, une de celles qui pleurnichent ainsi à la une de journaux complaisants, tartine longuement sur la « criminalisation » de la révolte à laquelle les gouvernants ont partout recours pour tenter de l’arrêter. Mais y a-t-il là de quoi s’étonner ? Pourquoi les mafias régnantes considéreraient-elles cette révolte comme autre chose qu’une ennemie ? Pourquoi feraient-elles autre chose que tenter de la réprimer, comme l’ont fait de tout temps les tyrans sentant leur pouvoir menacé ? Parce que l’ « ordre » qu’elles imposent n’est pas un ordre mafieux ! Parce qu’elles ne sont pas des tyrannies ! Voilà bien la grande illusion, la principale, celle qui entraîne toutes les autres : cette société serait une société « démocratique » et, comme telle, dotée des moyens de combattre ceux qui la bafouent. Faut-il que la poudre aux yeux ait bien fonctionné depuis Thermidor ! Faut-il que la lucidité critique ait rendu les armes pour que 200 ans après le Manifeste des Enragés (1793) on ait oublié que : La liberté n’est qu’un vain fantôme quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. L’égalité n’est qu’un vain fantôme quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort sur son semblable.

La démocratie n’est qu’un vain fantôme quand ceux qui tiennent les cordons de la bourse ont le pouvoir effectif, quand les gouvernants ne peuvent être que les régisseurs de leur domaine. À preuve : alors que tant de lois sont faites à leur convenance, pour faciliter leurs rapines, ils n’hésitent pas à les bafouer sans vergogne dès lors qu’elles ne leur semblent pas suffisantes. Ainsi, à Gênes, ont ils aboli la liberté de circulation pour squatter une partie de la ville. Ainsi aux Etats-Unis, Susan George peut relever une violation flagrante des droits garantis par la constitution (Le Monde diplomatique, Août 2001) puis constater en Europe également, les gouvernements ne se, gênent nullement pour prendre des libertés avec les textes et conclure que le capital international n’a jamais aussi clairement affiché sa haine de la démocratie. C’est que le déguisement démocrate lui convient lorsqu’il peut servir à faire admettre ses diktats comme étant voulus par les populations auxquelles il les impose, mais qu’il peut ôter cette défroque sans risque lorsqu’elle le gêne aux entournures. Et, de fait, qui actuellement a les moyens de l’en empêcher ? Personne. Il peut donc, sans s’angoisser, doubler les institutions « démocratiques » qui lui ont si longtemps servi de paravent par des organismes non élus directement à son service : OMC, FMI etc. Certes, en faisant cela, il tombe le masque : il devient visiblement ce qu’il est réellement depuis longtemps : un despotisme. Mais s’il le fait c’est qu’il croit pouvoir se le permettre et, pour l’instant, il le peut.

Un jour, peut-être, les hommes aussi éloignés de nos préjugés que nous le sommes de ceux des Vandales, s’étonneront de la barbarie d’un siècle où ce fut quelque chose de religieux que de juger un tyran.
Saint-Just, Discours sur le jugement de Louis XVI, 13 novembre 1792.

Expliquant pourquoi les pouvoirs en place « criminalisent » la révolte contre l’organisation sociale qu’ils défendent, un commentateur diplomatique note que c’est parce qu’elle est « perçue » par les dirigeants comme une opposition au système capitaliste mondial. Il n’y a guère à s’étonner qu’elle soit ainsi « perçue », car, si seule une minorité de ceux qui s’y adonnent aujourd’hui la définissent comme telle, c’est effectivement ce qu’elle doit devenir pour avoir une chance de fabriquer cet « autre monde » dont elle affirme qu’il est possible.

Car « l’ordre » des huit gangsters et de leurs seconds couteaux n’est pas un ordre fondamentalement humain qui commet quelques excès, c’est une organisation sociale fondée sur l’asservissement et l’aliénation de l’humanité, de la même nature que celle combattue par nombre de nos ancêtres : une société où une minorité possède les moyens de faire agir l’immense majorité à son service et à la perpétuation de la machinerie économique garantissant son pouvoir et ses avantages. Et ceux qui en sont les maîtres ne sont pas un groupe de braves gens soucieux du bien-être de chacun qui se tromperaient sur la manière de le fabriquer, ou dont les efforts seraient gâchés par quelques corrompus infiltrés, ce sont de très éhontés salopards. Pour avoir une chance de faire un monde échappant à leurs méfaits, il faut d’abord comprendre cela, au lieu de se leurrer sur leur nature.

Seuls ceux qui s’illusionnent sur la possibilité de faire entendre raison à ces satrapes, c’est-à-dire seuls ceux qui s’imaginent pouvoir humaniser ce despotisme, en faire un despotisme éclairé, peuvent rêver d’un dialogue avec lui qui pourrait être « positif ». Écœurés par les multiples crimes et déprédations du capitalisme, mais n’osant imaginer de pouvoir construire une société qui en serait entièrement libérée, ces « citoyens » là espèrent les tempérer par un « contrôle » dont ils obtiendraient la possibilité grâce aux actions de lobbies de leurs ONG soutenues par leurs manifestations débonnaires. Rêvant d’un capitalisme « éthique », d’un marché qui ne transformerait pas tout en marchandises, d’une dictature allégée qui garantirait à ses serfs un « service public » suffisant , c’est-à-dire : de requins sans dents et de chacals sans perfidie, ils s’efforcent de faire entendre aux potentats qu’il serait de leur intérêt d’accorder audience à leurs doléances et de faire quelques réformes afin de rendre leur domination moins pénible ; plus supportable. Ils aimeraient atténuer la misère et l’aliénation sans supprimer ce qui les cause. Ils s’abusent complètement, aussi généreux et sincères soient-ils. Le mépris musclé qui répond à leurs suppliques ne fait que commencer à leur prouver.

Mais ceux qui, à leur tête, cultivent sciemment ces illusions sont moins naïfs et plus roublards. Ils sont cette feinte dissidence fort justement dénoncée par Louis Janover (Voyage en feinte-dissidence, suivi de Thermidor, mon amour, Editions Paris-Méditerranée) qui, voyant croître l’insatisfaction et la révolte en même temps que le désabusement pour le bluff politicard, s’est greffée à toute vitesse sur ce début de rébellion pour avoir l’air de l’initier, en prendre la tête et la contrôler en l’embrouillant par des analyses trompeuses de la nature de « l’ordre » régnant (habillées du sérieux « scientifique » d’économistes et sociologues péremptoires), en flattant les illusions de pouvoir le réformer, et en déguisant des doléances aussi humbles que ridicules en grandes exigences et de la mendicité respectueuse en lutte radicale. C’est une mystification défensive de la société capitaliste que cette feinte dissidence, prenant le relais du baratin de gôche épuisé (et dans laquelle de nombreux experts de ce baratin s’empressent de se recycler), qui a pour but de capter et captiver la révolte naissante pour la dévoyer au service du maintien de ce quelle espère changer. Et les manipulateurs qui la mènent, si prompts à calomnier comme « agents objectifs » de la répression tous ceux qui ne reculent pas devant le conflit avec le despotisme, sont encore plus prompts à devenir mouchards et mobiliser leurs sévices d’ordre pour isoler les violents et les extrémistes, comme leur demandent ceux auxquels prétendument ils s’opposent, afin de sauvegarder leurs chances d’être invités par ces despotes dans leur Think-tanks (bidons !) et de pouvoir devenir « autorités » à leur tour dans un ordre du monde inchangé mais repeint de neuf à la barbouille d’ATTAC. Qui se croit sage en écoutant leurs propos, se flattant de " réalisme ", peut préparer son mouchoir.

Un autre monde est possible, mais il ne s’obtiendra pas comme ça.

Si la rébellion naissante veut aboutir à autre chose qu’à faire le lit d’un nouveau gang d’arnaqueurs politicards, elle doit comprendre la nature de « l’ordre » contre lequel elle se dresse. Ce n’est qu’en précisant ses griefs et identifiant clairement ses ennemis qu’elle pourra trouver les moyens de progresser.

L’affrontement qui recommence entre les maîtres de ce monde et ceux qui contestent leur règne marque un retour de cette tenace guerre sociale que les gauchistes recyclés au Rotary croyaient avoir fossoyé sous le Panthéon Mitterrandien. Les seigneurs de la planète, eux, ont toujours su qu’il s’agit d’une guerre et n’ont jamais rechigné à la mener. Il serait temps que leurs opposants le comprennent aussi, qu’ils retrouvent sur ce point la lucidité de certains de leurs ancêtres.

Oser s’insoumettre, ne serait-ce qu’un peu, est, aux yeux des despotes, le crime qui contient tous les crimes. Qui a eu cette audace ne doit pas craindre d’être devenu, ainsi, leur ennemi. Il doit au contraire poursuivre sur ce chemin et renforcer son « crime », car la meilleure méthode pour ne pas avoir à subir leur punition c’est de leur ôter les moyens de lui infliger.

Ce n’est pas être un adorateur de la violence que de savoir qu’il faut une certaine force pour détruire les Bastilles et plus encore pour changer radicalement le monde qu’elles protègent. Ce que l’on exige d’un tyran qui ne veut pas le donner, il faut savoir lui prendre. Et ce qu’on a su lui prendre, il faut savoir le défendre. Cette force ne doit pas, au risque de se perdre dans une impasse identique à celle des « années de plomb », se laisser prendre dans des collisions de type militaire, mais elle ne peut non plus se constituer en fuyant toujours l’affrontement. Il appartient au mouvement qui la mettra en jeu d’essayer d’être assez stratège et sensible pour ne pas l’engager inconsidérément vers des issues tragiques. Pour l’heure, cette force est à construire. Cela ne pourra se faire que si ceux auxquels elle est nécessaire se libèrent des nombreuses illusions qui les menottent encore presque tous.

Isoler les violents et les extrémistes c’est bien, en effet, ce que la révolte doit faire : Isoler les violents mercenaires qui gardent les Versailles de l’OMC, du G8 et de ses vassaux. Isoler les extrémistes sectateurs du « marché » qui ont engagé le djihad de défense de leur religion et de leurs privilèges contre les peuples de la terre. Pour qui veut ne pas subir la marchandisation du monde, il ne s’agit pas de chercher comment s’y prendre pour atténuer un peu les dégâts qu’elle cause, mais de trouver comment s’en affranchir.

Pour cela, les « bastonneurs » doivent se demander comment construire et les « pacifistes » doivent se demander comment se battre. Plus ils en débattront ensemble, plus ce soulèvement progressera. Plus ils s’excluront réciproquement, plus il stagnera et reculera. Cependant, pour avancer, ce mouvement doit tout de même exclure une chose de son sein : la soumission à l’ordure régnante, et ceux qui la prônent.

Citoyens, encore un effort pour sortir de la servitude.

(Gédicus alias) Gracchus Berneri
Août 2001