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Pas sorcier

mercredi 6 août 2014

Aujourd’hui, je vais vous narrer un petit conte :
Il était une fois un peuple dont les maîtres disposaient, parmi leurs nombreuses possessions, de vastes serres où poussaient des arbres donnant des fruits fort juteux. Ces fruits avaient la réputation, soigneusement entretenue par les hérauts des maîtres, de guérir les plaies de ceux qui mangeaient leur pulpe. Les maîtres s’étaient approprié le monopole de leur culture et même la possession des graines. Leur vente rapportait beaucoup. Elle rapportait d’autant plus que les maîtres étaient également propriétaires des plantes causant les maladies dont ils vendaient l’antidote et qu’ils n’étaient donc pas en peine d’en susciter la consommation. Comme ils étaient également les décideurs de ce qu’il était obligatoire de consommer pour être considéré comme bien portant, ils jouaient sur du velours brodé de fils d’or, et leurs caisses s’emplissaient jusqu’à déborder.

Mais voila que des hérétiques s’avisèrent de douter des bienfaits de cette manne. Ils trouvaient que leur santé n’en sortait pas aussi renforcée qu’on voulait leur faire croire, et même que certains de ces remèdes causaient d’autres maladies à mesure qu’ils guérissaient. Ils trouvaient aussi que, comme dans le domaine de la nourriture, la recherche forcenée de profit financier qui était le but évident de ce commerce se faisait au détriment du bien être des humains. Ils commencèrent donc à se tourner vers d’autres guérisseurs qui pratiquaient des médecines moins chimiques et poussant moins à la consommation. Le monopole des maîtres était menacé. Oh ! Ce n’était pas une grosse menace et il aurait sans doute été facile de la contenir en concédant à ces doux guérisseurs une petite part du gâteau. Mais on sait que ce qui caractérise les cupides est la haine de l’idée de partage.

Dans le même temps des gens doutaient que l’enseignement dispensé dans les écoles du royaume soit un outil permettant réellement d’acquérir le sens du discernement, les capacités d’analyse et de jugement, la créativité et l’indépendance d’esprit nécessaires à la formation d’adultes conscients et responsables. Ils trouvaient qu’il produisait plutôt un analphabétisme plus ou moins cultivé, un égoïsme agressif allié à une consternante aptitude à la servilité et a la roublardise, et une inconscience propice à toutes les manipulations. Ils essayaient donc de se mettre ensemble pour enseigner autrement. Ils n’étaient pas nombreux et guère dangereux non plus, c’est vrai. Mais on sait que tout pouvoir absolu redoute la moindre chose qui peut montrer que l’on peut agir autrement qu’il le dit et s’en trouver bien.

Il existait alors dans ce royaume de nombreuses sectes prospérant sur le désarroi émotionnel et spirituel de la plupart des sujets de ce pouvoir, si difficile à identifier et si déroutant. Certaines de ces sectes étaient proches de ce pouvoir et lui fournissaient même des cadres, d’autres en étaient éloignées ou rivales. Parmi ces dernières, quelques unes avaient maltraité de manière un peu trop voyante certains des naïfs dont elles avaient capté la crédulité.

Les maîtres virent là l’occasion de se débarrasser de ceux qui gênaient leurs affaires ainsi qu’une occasion de renforcer la servitude de leur peuple, déjà fort grande, avec son assentiment, comme lorsqu’ils avaient réussi à lui faire admettre -au nom de sa protection contre « l’insécurité »- ces polices qui allaient surtout les protéger, eux, de la contestation de leur règne.

Au moyen de leurs étranges lucarnes, ils désignèrent à la vindicte publique ces sectes dont les méfaits n’avaient pas leur agrément. Puis ils profitèrent de l’émotion ainsi suscitée pour faire voter une loi « anti-sectes » qui tapait bien plus large. Grâce à elle, ils allaient pouvoir en finir à la fois avec les petits artisans qui piquaient la clientèle de leur industrie médicale et alimentaire, avec les écoles qui s’écartaient de leur férule, et aussi mettre au pas tous ceux qui oseraient vouloir tenter de vivre autrement que selon leurs règles souveraines, les traiter en sorciers, en cathares, en loups-garous, en démons, sous les applaudissements du « public » blousé.

Sitôt cette loi votée, ils donnèrent instruction à leurs sbires de se mettre en chasse. Un des critères qui devait les aider à repérer les suspects : l’individu ne regarde pas la télévision. Il est douteux !

Voilà. Si on veut prendre ça à la rigolade, on peut appeler ça un petit conte d’apothicaire. Mais il faut se souvenir que le rire jaune n’élimine pas la bile. Il aide seulement à la ravaler momentanément.

A la prochaine, si Méphistophélès le veut bien.

Gédicus, le 20 octobre 2000